Le capital, le travail sur le temps et l'information

André LANGE

Chargé de recherche à l'Institut de Sociologie et de Sciences sociales appliquées, Université de Liège

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Ce texte est paru dans Information et Media. Huitième rencontre des chercheurs en Communication sociale (Bruxelles, le 26 janvier 1979), Cahiers JEB, 1/79, Ministère de la Culture française, Bruxelles, 1979, pp.83-89.

    

    On connaît le jugement péremptoire qu'a porté Marshall McLuhan sur le manque de validité de la théorie marxiste pour l'analyse de la civilisation des communications de masse (1) :

« Marx et ses adeptes portèrent jugement sans comprendre le dynamisme des nouveaux media de communication. Marx a fondé son analyse sur la machine au moment où il ne fallait pas le faire, au moment précis où le télégraphe et d'autres formes implosives commençaient à inverser le dynamisme mécanique. »

    J'ai montré ailleurs que non seulement on pouvait trouver chez Marx le concept de « rapport de communication » (Verkehrsverhältnisse), complémentaire du concept plus connu de rapport de production (2) , mais aussi que les problèmes de communication étaient abordés par Marx dans les diverses instances (économique, politique, idéologique) et dans les divers types de rapports sociaux (rapports de coopération, d'exploitation, de compétition) (3).

    Sans vouloir faire de Marx un Nostradamus des media, je voudrais montrer ici que, contrairement à ce qu'affirme MacLuhan, l'existence du télégraphe est bien intégrée dans l'analyse des mécanismes du Capital et que cette analyse nous fournit une explication valide pour d'autres media, apparus dans les phases ultérieures du mode de production capitaliste.

L'analyse marxiste de la rotation du capital.

    Il importe de rappeler les principes généraux de l'analyse marxiste du procès de rotation du capital, tels qu'ils sont développés dans le livre Il du Capital. Ce livre, le moins commenté de l'ouvrage, a été écrit après le livre I et le livre III. Il n'a jamais été terminé par Marx et la version que nous en possédons a été mise au point par Engels, à partir de manuscrits divers. Il en résulte certains problèmes terminologiques que nous voudrions clarifier ici.(4)

    Pour Marx, le capital, rapport social, est un mouvement, un rapport cyclique (Kreislaufprozess) qui s'analyse comme l'unité de trois cycles s'effectuant simultanément dans la division du travail :

1° cycle du capital-argent A-M ... P ... M' -A'

2° cycle du capital-productif P ... M' - A' - M ... P'

3°, cycle du capital-marchandise M' -A' ... M ... P ... M'

    L'analyse détaillée de ces trois cycles, considérés séparément, constitue l'objet de la première section du livre II. La deuxième section du livre II est consacrée à la rotation du capital, c'est-à-dire au cycle total envisagé dans sa répétition.

    L'analyse de la période de rotation (Pr) amène Marx à définir un certain nombre de catégories qui rendent compte du travail sur le temps que nécessite l'accumulation capitaliste.

    La période de rotation (Pr) est la somme du temps de production (Tp) et du temps de circulation (Tc).

    Le temps de production (Tp) ne comprend pas seulement le temps du procès de production (Tt), c'est-à-dire le temps nécessaire pour que la marchandise M, soumise à un procès de travail, devienne une nouvelle marchandise dotée d'une valeur supérieure. Il comprend également les pauses durant lesquelles le procès de travail est interrompu et le temps de stockage pendant lequel les moyens de production, déjà acquis par le capitaliste, ne sont pas encore incérés dans le procès de production.

    Le temps de circulation (Tc) est la somme du temps de circulation du capital-marchandise (Tcm), c'est-à-dire du temps nécessaire pour que les marchandises produites soient reconverties par la vente, en argent, et du temps de circulation du capital-argent (Tca), c'est-à-dire du temps nécessaire au capitaliste pour convertir son argent, par l'achat, en nouvelles marchandises, qu'elles soient moyens de production ou force de travail.

    Dans les chapitres XIII et XIV du livre II du Capital, Marx montre comment le développement des moyens de communication accélère la rotation des capitaux. On peut résumer son analyse dans le tableau suivant :

A. Temps de production : les M.C. accélèrent le renouvellement des stocks productifs

          B. Temps de circulation du capital-marchandise

Le développement des M.C. :

- réduit le temps de transport et donc accélère les ventes

- réduit les intervalles de ventes et donc accélère la rentrée du capital-argent (libération du capital)

- accélère la concentration et modifie l'implantation géographique de celle-ci rend possible et nécessaire le développement d'un marché mondial

- accélère le temps de retour du capital-argent

- contribue à la stabilisation des prix.

Temps de circulation du capital-argent

Le développement des M.C. :

- réduit le temps de retour

          -        réduit le temps de stockage des matières premières.

    Marx (5)  donne un exemple concret de l'accélération du temps de rotation des marchandises grâce au développement des communications. Il note en effet que le temps de circulation des marchandises entre Londres et les Indes a été réduit de deux mois, entre 1847 et 1867, grâce à l'accélération des voyages et au développement des télégraphes.

Le projet informatique du capital.

    Une fois admis que c'est la logique de la mise en valeur et de l'accumulation du capital en général qui exige un développement efficace des moyens de communication, on dispose d'un cadre théorique qui permet d'appréhender des évolutions historiques jusqu'ici décrites empiriquement (6). On peut considérer qu'il existe un « projet informatique » du capital, informatique étant entendu dans un sens large de « rentabilisation » de la circulation et du traitement de l'information ». Ce projet, explicite depuis la seconde guerre mondiale, dans l'industrie des ordinateurs et aujourd'hui dans la télématique, est latent depuis plusieurs siècles dans les embryons du mode de production capitaliste. Nous en citerons trois exemples :

    1° La mise sur pied par les banquiers florentins, à partir du XIIIe siècle, d'un réseau de courriers ordinaires et de messagers extraordinaires parcourant l'Europe en transmettant l'information du capital marchand entre les différentes succursales des grandes compagnies. A cette époque, l'information est prise en charge par les compagnies privées, par elles mêmes et pour elles-mêmes. Leurs réseaux voisinent et concurrencent les réseaux du pape et des souverains féodaux. Lorsqu'en 1348, le pape Clément VI fit appel aux services de la compagnie florentine des Alberti Antichi pour lui procurer des informations, il consacra pour la première fois la supériorité des réseaux privés. Les autres chefs d'Etat, mis à part ceux de la République de Venise, qui au début du XVe siècle délèguent des représentants à demeure dans les principales capitales européennes, furent également conduits à faire appel à la supériorité des réseaux privés. On peut voir dans ce phénomène un des éléments importants de l'essor de la bourgeoisie face au pouvoir féodal.

    2° Le projet scientifico-politique d'Ampère, inventeur du télégraphe électrique, qui allait permettre le développement industriel de la communication d'informations.

    Une lettre d'Ampère, écrite deux ans avant la découverte du principe du télégraphe électrique, nous éclaire sur l'émergence du « projet informatique » du Capital, lors de la révolution industrielle.

" On ne doit pas craindre le développement de l'industrie et des inventions de machines successives, de procédés pour abréger le travail.

A mesure que le travail d'un même nombre d'hommes produit davantage, les produits diminuent de prix et l'usage s'en étend de classe en classe. Il faut encourager le progrès jusqu'à ce que le dernier agriculteur ait de bons aliments, de bons vêtements, une habitation salubre, etc. Souhaitons que ces idées se développent et se multiplient.

Plus les hommes produisent, plus les impôts sont considérables et faciles à lever, plus la masse de la nation est heureuse, plus les crimes sont rares. Cet état supérieur à ce que nous voyons sera le résultat infaillible de la marche toujours accélérée de l'esprit humain.

          Que ces opinions restent entre nous : elles me feraient lapider » (7).

    Cette autocensure finale témoigne de ce qu'a encore de scandaleux en 1817, la mise en relation d'un projet de progrès social avec l'accumulation capitaliste et la recherche scientifique, dont notamment l'amélioration du système de communication télégraphique.

     3° « Les lois des déviations de l'aiguille aimantée dans le cercle d'action d'un courant électrique, et la production du magnétisme dans le fer autour duquel un courant électrique circule, une fois découvertes, ne coûtent pas un liard, écrira Marx. Mais leur application à la télégraphie exige des appareils très coûteux et de dimension considérable. L'outil, comme on l'a vu, n'est point supprimé par la machine ; instrument nain dans les mains de l'homme, il croît et se multiplie en devenant l'instrument d'un mécanisme créé par l'homme. Dès lors, le capital fait travailler l'ouvrier, non avec un outil à lui, mais avec une machine maniant ses propres outils » .(8)

    Est-ce un hasard ? L'exemple choisi par Marx pour illustrer la dépendance du prolétaire par rapport au capitaliste, propriétaire de moyens de productions qui sont des machines coûteuses, est justement celui du télégraphe électrique, basé sur la découverte d'Ampère. Toujours est-il que c'est de cette époque du développement industriel du télégraphe que date une des mutations importantes des réseaux de communications capitalistes, l'apparition des « agences télégraphiques d'information », aujourd'hui connues sous le nom d'agences de presse. C'est en effet par l'utilisation habile de la technologie du télégraphe que Charles Havas, et plus tard ses disciples Wolff et Reuter, vont créer des agences d'information au service des banquiers, des négociants, des diplomates, c'est-à-dire des gestionnaires du capital. Nous l'avons noté, avant Havas, les banques prenaient elles-mêmes en charge l'établissement de réseaux d'information. Probablement est-ce l'importance du coût de l'industrie télégraphique qui a nécessité la création d'entreprises d'informations autonomes par rapport au capital bancaire.

    Il nous semble important de souligner que c'est une erreur de perspective qui nous fait percevoir Charles Havas et Julius Reuter comme des hommes de presse, ayant bouleversé celle-ci dans les années 1830. Leur clientèle initiale n'était pas les journaux, appareils idéologiques, mais les gestionnaires directs du capital. Ce n'est qu'après plusieurs années d'efforts que Havas et Reuter sont arrivés à intéresser les journaux à leurs services d'information.(9)

    Les agences de presse, nées au XIXe siècle sont avant toute chose des auxiliaires du Capital, dont elles cherchent à améliorer la rotation. A Paris, le face à face architecturai de la Bourse et de l'Agence France-Presse, place de la Bourse, justement, est là pour nous rappeler symboliquement cette complicité initiale. Ce n'est guère que par la nécessité de rentabiliser l'infrastructure de production et de circulation des marchandises-informations que les agences de presse vont devenir une des branches importantes de la presse en tant qu'appareil idéologique du Capital. (10)

    La fonction économique originelle des agences de presse est actuellement remplie par leurs services financiers. Celui de l'Agence Reuter (G.B.) et celui de l'A.P. Dow Jones (U.S.A.) sont considérés comme les plus efficaces dans ce domaine. Le service économique de l'A.P. Dow Jones emploie, nuit et jour, dans tous les pays du monde capitaliste, 4000 journalistes. Le journal ouest allemand Industriekurier écrivait à ce propos : (11)

« Aux Etats-Unis, on a compris depuis longtemps à quel point ce moyen de communication dont les entreprises utilisent pleinement la technologie d'information était important. Sans les informations immédiates, sans le « clearing », les marchés libres seraient moins capables d'opérer en souplesse... Pour réaliser des profits et empêcher les pertes, il faut savoir décider très rapidement, de sorte qu'il est impossible de se passer des télex. »

    Quant au rédacteur en chef de Reuter, il a souligné l'importance des services économiques de son agence : (12)

« Le réseau d'ordinateurs en Europe que, grâce à son réseau mondial d'ordinateurs, Reuter tient à jour, est un auxiliaire indispensable du marché commercial. Le client de Düsseldorf peut ainsi recevoir immédiatement des informations sur les cotes de la Bourse de New York, Tokyo ou Londres. Il y a plus de 20 000 terminaux dans le monde entier qui permettent de contacter treize bourses en Europe et d'autres en Outre-mer ».

    Nécessaires au travail sur le temps opéré par l'accumulation capitaliste, les agences de presse ont étendu leurs espaces d'activité au fur et à mesure de l'extension du marché mondial par les impérialismes occidentaux. Réduire le débat actuel sur l'établissement d'un nouvel ordre mondial de l'information, comme certains tendent à le faire, à une problématique humaniste de Droits de l'Homme, revient à ignorer la fonction économique de l'information dans les processus de domination sur lesquels sont basés les systèmes colonialistes ou néo-colonialistes actuels.


1 M. McLUHAN, Pour comprendre les media, trad. de l'américain par J. PARE, Paris, Mame/Seuil, coll. « Points », p. 58,1968.

2 K. MARX, Fondements de la critique de l'économie politique, extrait traduit par C. BETTELHEIM, La lutte des classes en U.R.S.S., t. 1, p. 296, Paris, Maspero/Seuil, 1974.

3 A. LANGE, « Intérêts et carences d'une analyse des communications chez Marx» in Le Tam Tam Capital, mémoire de licence, U.Lg. 1978.

4
Pour une analyse plus détaillée voir G. DUMENIL, Le concept de toi économique dans « Le Capital », p. 65 et s., Paris, Maspero, 1978.

5 K. MARX, Le Capital, L. 11, eh. XIV, trad. E. COGNIOT, T. 11, p. 220, Paris, Editions sociales, 1976.

6 Notamment Y. RENOUARD, « Information et transmission des nouvelles », in L'Histoire et ses méthodes, sous la direction de Ch. SAMARAN, p. 126, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », 1961.

7 AMPERE, Correspondance (1817), cité par M. PONTE, « Ampère et le télégraphe électrique », in Revue d'Histoire des Sciences, Paris, oct. 1977.

8 K. MARX, ibid., T. 1, L. 1, ch. XV, p. 277.

9 P. FREDERIX, Un siècle de chasse aux nouvelles. De J'agence d'information Havas à l'Agence France-Presse, p. 20 et s., Paris, Flammarion, 1959.

10 Une thèse similaire est défendue par N. WILL, Essai sur la presse et le capital, p. 55, U.G.E., « Coll. 10/18 », 1977. M. JANCO et D. FURJOT dans Informatique et capitalisme, Paris, Maspero, 1972, prolongent cette analyse pour le développement de l'informatique dans la phase actuelle du capitalisme monopoliste.

11 Cité par R. BERGEMANN, « L'organisation monopoliste des agences de presse », ln Le Journaliste démocratique, Prague, sept. 1975.

12 B. HORTON cité par R. BERGEMANN, ibid.


 

 

 

 

 

 


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Histoire de la télévision      © André Lange
Dernière mise à jour : 24 novembre 2001